Après Kundry dans Parsifal, la plus allemande des grandes mezzos françaises effectue sur la scène du Capitole d’autres débuts attendus : Marie dans Wozzeck d’Alban Berg. Un registre musical et dramatique qui surprend de prime abord, mais s’inscrit dans l’approche à la fois impeccablement disciplinée et profondément intériorisée qu’a l’artiste de tous ses rôles.
Expressionniste est bien le dernier mot qui viendrait à l’esprit pour qualifier le chant et le jeu de Sophie Koch. Dès le premier abord, on est frappé par sa grande distinction, qui évoquerait presque une distance bourgeoise. Mais cette bourgeoisie buñuélienne dont le charme discret couvre les belles de jour. Une sensualité tenue, racée, où l’opulence onctueuse et colorée du timbre aux reflets d’ors se lace dans un corset de haute école. Une gravité sculpturale du phrasé, du mot et du geste, que la puissance du drame chauffe à blanc sans jamais la déliter. Sophie Koch se revendique elle-même sérieuse, volontiers vestale de son art, adoptant l’hygiène de vie austère qui convient afin d’honorer le don cultivé par le travail qu’est la voix. Influence de son professeur au Conservatoire Supérieur de Paris, Jane Berbié, dont la loufoquerie en scène dans les rôles de mezzo léger cachait une implacable rigueur. Exemple, aussi, de son idole, Christa Ludwig, brève rencontre pourtant capitale au moment où l’étudiante de vingt ans hésitait à se consacrer entièrement au chant et avait besoin d’une parole encourageante.
Suivant les pas de son illustre devancière, Sophie Koch conquit d’abord les grandes scènes européennes, voilà déjà vingt-cinq ans, avec le page des Noces de Figaro et Dorabella de Cosi fan tutte chez Mozart, et le rôle-titre du Chevalier à la Rose de Strauss. Mais aussi Zerlina dans Don Giovanni de Mozart, qui dit la féminité fraîche du timbre, Rosine du Barbier de Séville et Cenerentola de Rossini, témoignant de la virtuosité de ses jeunes années, et, chez Strauss encore, le Compositeur d’Ariane à Naxos, manifeste de l’allègement au profit de l’intimité du texte. Au mitan des années deux-mille, le romantisme français signe l’élargissement de la voix, apportant de nouveaux triomphes : Marguerite dans La Damnation de Faust de Berlioz, Mignon d’Ambroise Thomas et Margared du Roi d’Ys de Lalo à Toulouse, Charlotte dans Werther de Massenet, surtout, où elle met à ses pieds Munich, Vienne, Paris, Chicago et New York, formant au fil des productions un couple inoubliable avec Jonas Kaufmann ou Rolando Villazon. La maturité, c’est aussi Wagner, auquel la voix de mezzo n’a guère inspiré les jeunes premières.

Sophie Koch aura d’ailleurs la modestie d’y débuter avec les suivantes (Brangäne dans Tristan et Isolde à Londres dès 2009) et les épouses inquiètes (Fricka dans L’Or du Rhin puis La Walkyrie dans le cycle de la Tétralogie mené par Philippe Jordan à l’Opéra de Paris et celui de Kent Nagano à Munich) avant d’aborder les emplois plus brillants : Vénus de Tannhäuser à l’Opéra de Paris, tout d’abord, puis Kundry dans Parsifal, sensation début 2020 à Toulouse dans la mise en scène d’Aurélien Bory, quelques semaines avant que le monde se fige.
Tentatrice déployant tous les appâts de la beauté vocale et physique, plaie vivante et possédée du démon, humble servante muette touchée par la grâce de la rédemption: la nature et les dons, l’éthique du travail et la spiritualité profonde de l’artiste se sont engouffrés, investis, magnifiés dans ce rôle total qui semble son reflet au miroir des scènes.
De Marie dans Wozzeck de Berg, son solfège affûté ne craint pas l’écriture atonale, discrètement ancrée dans la tradition post-romantique par ses repères harmoniques et ses leitmotive, et la travailleuse acharnée se prépare au contraire avec gourmandise à ce nouveau défi. Dans ce rôle où l’histrionisme tient trop souvent lieu d’intensité dramatique, le regard de Sophie Koch se porte à nouveau vers ses modèles : Christa Ludwig, Waltraud Meier plus près de nous. Vers celles qui des bas-fonds du premier monde industriel, peint par Büchner, firent jaillir l’humanité du chant, la noblesse de la musique, l’espoir transcendant des lendemains et de l’ailleurs.
►Croquis de costume de Wozzeck par David Belugou.
Vincent Agrech
Vincent Agrech est journaliste à Diapason, essayiste, producteur et conseiller du Théâtre Royal de Drottningholm.
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