Chorégraphe-directeur des Ballets de Monte-Carlo depuis 1993, Jean-Christophe Maillot a reçu une formation en danse classique (CNR de Tours puis École Internationale de Danse Rosella Hightower à Cannes) avant d’être engagé, en qualité de soliste, dans le prestigieux Ballet de Hambourg, dirigé par John Neumeier. Un accident au genou mettant brutalement fin à sa carrière de danseur, il se tourne alors vers la chorégraphie et la direction de compagnie : Ballet du Grand-Théâtre de Tours en 1983 puis, dix ans plus tard, début de l’expérience monégasque où il va conduire à l’excellence cette compagnie internationale de 50 danseurs pour laquelle, à ce jour, il a créé plus d’une quarantaine de ballets. Ni classique, ni contemporain, Jean-Christophe Maillot refuse d’appartenir à un style et conçoit la danse comme un dialogue où tradition et avant-garde cessent de s’exclure.
Pour ouvrir la nouvelle saison chorégraphique du Ballet du Capitole, Kader Belarbi a invité le chorégraphe-directeur des Ballets de Monte-Carlo, Jean-Christophe Maillot. Son ballet, Roméo et Juliette, fera son entrée au répertoire de la compagnie. Ce sera également la première fois qu’un Ballet français intégrera une œuvre de Jean-Christophe Maillot à son répertoire. Pour son Roméo et Juliette, le chorégraphe s’est refusé à paraphraser le monument littéraire de Shakespeare, préférant relire la pièce suivant un point de vue original, celui de Frère Laurent qui, en souhaitant faire le bien, provoque finalement la mort des deux amants.
Roméo et Juliette est le ballet qui m’a le plus accompagné dans ma vie de danseur et de chorégraphe. La première fois que je l’ai dansé, c’était en tant que jeune étudiant à Cannes, chez Rosella Hightower, qui avait créé sa propre version. J’étais Roméo et j’en garde un très bon souvenir. Mon deuxième Roméo, c’était à Hambourg chez John Neumeier. Malheureusement, je me suis cassé le genou le soir de la générale : ainsi je n’ai jamais dansé cette version devant un public. Quand j’ai quitté Hambourg pour Tours, j’ai créé un Juliette et Roméo, en 1986, sur la musique du compositeur Michel Beuret, avec douze danseurs. La dramaturgie de cette pièce, qui se fondait sur le personnage de Frère Laurent, est toujours d’actualité puisque dix ans plus tard, en arrivant à Monte-Carlo, j’ai décidé de concevoir un nouveau Roméo et Juliette, cette fois-ci sur la partition de Prokofiev et avec l’outil extraordinaire que représente une compagnie de 50 danseurs. Elle m’a permis de mettre en couleurs ce que j’avais fait à Tours en noir et blanc.
Mon idée, très inspirée par le film de Franco Zeffirelli, était de concevoir ce ballet comme du cinéma plus que comme un spectacle de danse. Je souhaitais créer un ballet d’une soirée entière et poser les premières pierres de ce que serait plus tard la signature emblématique de la compagnie, c’est-àdire donner une dimension contemporaine à des oeuvres connues de tous et dont tout le monde a les références en tête, dans le domaine de la danse en tout cas. Je voulais à la fois dégager ce ballet de sa fonction sociale et politique, présente dans le conflit entre les Capulet et les Montaigu, pour aller vers ce qui m’intéressait : le langage du corps, le langage amoureux des corps. Et mettre en avant cette dimension plus juvénile de Roméo et Juliette, car il ne faut pas oublier que ce sont des adolescents. Il me semblait important aussi de mettre en avant le personnage de Juliette, raison pour laquelle j’avais intitulé ma première version Juliette et Roméo car, selon moi, le personnage fort du couple, c’est elle. Roméo est avant tout un amoureux. Quand il rencontre Juliette, il est déjà amoureux de Rosaline alors que Juliette, elle, tombe amoureuse de Roméo au premier regard et n’en démordra pas jusqu’à la fin, jusqu’à la mort. Roméo est un amoureux alors que Juliette est l’amour. Elle symbolise l’engagement total, le coup de foudre, le mélange de raison et de passion.
Avec Roméo et Juliette, je voulais aussi tenter de recomposer en partie les codes de ces fameux grands ballets classiques. Je souhaitais créer une pièce en trois actes dont l’écriture chorégraphique empêcherait le public d’applaudir pendant tout le premier acte. Souvent, dans les ballets académiques – et cela a toute sa valeur dans cette forme-là –, la relation avec le public demande toujours, à un moment ou à un autre, une récompense pour les danseurs, sous forme d’applaudissements. Ces ballets sont construits comme de petites séquences ; pour ma part, j’ai voulu relier chaque séquence les unes aux autres, de manière à obtenir une narration continue.
J’ai aussi souhaité retirer les accessoires évidents. Pourquoi mettre un balcon comme on pourrait le voir à Vérone ? Pourquoi
utiliser des épées et des fioles de poison, artifices plus proches du théâtre que de la danse ? Essayer de se passer de toutes ces évidences-là pour permettre à la danse de s’épurer et de se recentrer davantage sur cette dimension du vocabulaire amoureux que le corps peut signifier avec la danse.
L’idée était aussi de donner toute sa place au corps de ballet, dont on oublie souvent la dimension essentielle ; il fait lui aussi
partie de l’action, dont on peut isoler chaque individu et trouver, chez chaque danseur sur scène, une narration qui fasse sens et qui accompagne l’ensemble de la création elle-même.
Ce ballet est mythique. Nous l’avons créé en 1996 et cela fait 26 ans déjà qu’il existe et qu’il est au répertoire de beaucoup de compagnies dans le monde. S’il existe et s’il a cette force-là, c’est avant tout parce que les interprètes qui l’ont créé – notamment les trois solistes Bernice Coppieters (Juliette), Chris Roelandt (Roméo) et Gaétan Morlotti (Frère Laurent) – formaient un trio fondamental dans toute l’écriture chorégraphique. Mes ballets n’existent que par la qualité des artistes qui les font. C’est d’ailleurs le propre du chorégraphe, qui n’est rien sans ses danseurs. À la différence d’un écrivain ou d’un peintre, le chorégraphe dépend toujours des autres et c’est une merveilleuse dépendance que de savoir que son travail peut être transcendé par l’interprétation que les artistes en donnent. C’est donc grâce à ces trois danseurs que Roméo et Juliette a pu exister et continue d’exister ; grâce à Ernest Pignon-Ernest et ses décors (son esthétique particulière est une marque de fabrique des grands ballets narratifs que nous avons créés à Monte-Carlo) ; grâce à la lumière de Dominique Drillot, mon complice depuis plus de trente ans, dont l’éclairage participe totalement à l’écriture scénographique d’Ernest Pignon-Ernest ; grâce enfin aux magnifiques costumes épurés et intemporels de Jérôme Kaplan. Nous ne voulions pas replacer le ballet dans une époque précise, pour lui permettre de voyager dans le temps – et sans doute était-ce une bonne idée puisque, 26 ans plus tard, la pièce continue à tourner de par le monde. Je lui souhaite encore une très longue vie !
Propos transcrits par Carole Teulet
Article extrait du Vivace n°14, à consulter en intégralité
Retrouvez Roméo et Juliette au Théâtre du Capitole du 28 octobre au 3 novembre 2022
Crédit photo
► Jean-Christophe Maillot © Félix Dol Maillot
► Bernice Coppieters (Juliette), Francesco Nappa (Roméo) et Gaétan Morlotti (Frère Laurent), Les Ballets de Monte-Carlo © Marie-Laure Briane
► Roméo et Juliette, Les Ballets de Monte-Carlo. © Alice Blangero