Pierre-André Weitz est scénographe, metteur en scène, costumier, comédien, chanteur. Depuis 1989, il réalise toutes les scénographies des spectacles d’Olivier Py, dont celle, magistrale, de La Gioconda. De cette collaboration décisive est née une pensée de scénographie où les changements de décor sont dramaturgiques et revendiqués comme chorégraphie d’espace.
- Lorsqu’est né le projet de monter La Gioconda, qu’est-ce qui, pour vous-même et dans vos discussions avec Olivier Py, s’est imposé immédiatement ?
« Nous nous sommes très vite posé la question de la temporalité, ou plus précisément de l’intemporalité de La Gioconda : comment faire pour que cette oeuvre traverse le temps ? que racontait-elle vraiment ? pourquoi Venise ? pouvions-nous représenter Venise ? L’essentiel était de comprendre ce que dégage cette ville : l’eau s’est imposée très vite. Nous voulions une scénographie qui puisse évoquer les canaux vénitiens, mais aussi autre chose : un sous-sol inondé, un égout, les tréfonds d’un palais, un labyrinthe, etc. Un espace qui ne soit ni sur terre, ni dans l’eau, mais entre « cielo e mar ». J’ai choisi une perspective centrale – perspective théâtrale par excellence. Frontale, avec un point de fuite qui, précisément, bloque l’horizon : espace dans lequel les gens sont enfermés. Ce point de fuite, c’est l’œil du tyran au fond du tunnel, qui prohibe toute échappée et contraindra au suicide. »

- Parlez-nous des changements de décors, car votre espace est extrêmement mobile.
« Je le revendique depuis quarante ans : l’important n’est jamais l’image arrêtée, mais comment on passe d’une image à une autre. Ici, tous les éléments arrivent d’en-haut, depuis le lieu invisible du pouvoir. Tout vient des cintres, jamais des côtés ou d’en bas : que ce soit la passerelle (qui évoque le Pont des soupirs) ou les cases (cabines d’un navire ou chambres d’un palais). Et c’est l’énergie musicale elle-même qui initie chaque descente. Je ne suis pas décorateur, mais scénographe, c’est-à-dire que je propose des espaces en mouvement, un monde en devenir, qui n’est ni historique ni géographique, mais qui exprime un continuum dramaturgique lisible pour les spectateurs.»
- Pour vous qui êtes si profondément homme de théâtre, quelle est la spécificité scénographique de l’opéra par rapport au théâtre ?
« Je crois que le travail de scénographe de théâtre n’a rien à voir avec celui d’un scénographe d’opéra, même s’ils emploient les mêmes outils artisanaux. Le théâtre est un art de la parole, quand l’opéra, paradoxalement, est un art muet. L’opéra doit être au-delà des mots : art visuel et auditif par excellence. Bien sûr, il y a le texte ; mais ce qui prime, c’est ce que l’on voit et ce que l’on entend – la scène et la musique. Au fond, dans un opéra, ce n’est pas grave si l’on ne comprend pas les mots : il faut seulement comprendre la situation, les enjeux, et surtout les émotions qui traversent les protagonistes. Mais, je le répète, au-delà des mots. Le théâtre, c’est la force du dire. L’opéra, c’est la force du ressentir. Ce n’est pas le même métier.»
- Je voudrais revenir sur un élément omniprésent et particulièrement frappant : cette effrayante tête de clown qui, au cours du spectacle, prend des proportions de plus en plus gigantesques…
« Ce clown, c’est le masque. Le masque de la commedia dell’arte, le masque du Carnaval de Venise, mais aussi le masque des politiques, des menteurs et des traîtres. Masqué, on n’est jamais ce qu’on paraît. À un moment donné, l’odieux Barnaba apparaît par l’oeil du clown, cet oeil qui est point de fuite et de perdition dans cet espace d’enfermement. Mais c’est une proposition polysémique : en aucun cas je ne veux imposer un unique sens ; je veux créer des images poétiques qui permettent aux spectateurs de débrider leur propre interprétation, leur propre imagination. La figure du clown touche quelque chose de très profond en nous, qui est de l’ordre de l’angoisse.»
- Votre scénographie évoque puissamment la question de la tyrannie. Que nous dit cette production à propos du pouvoir ?
« Je ne parlerai pas à la place d’Olivier Py : sa mise en scène raconte quelque chose, la scénographie en raconte une autre, encore une fois : au-delà des mots. Ce que dit ma scénographie, c’est d’abord la monumentalité. Je parlais de verticalité, d’éléments descendant d’en haut. Le fond de l’affaire, c’est l’écrasement. Face à ce poids, la pauvre Gioconda n’a que sa voix et sa beauté à opposer. C’est cela, le pouvoir : pouvoir de la matière, du pesant, à quoi l’aérien, le fluide, représenté par Gioconda, ne saurait résister longtemps. Le pouvoir est glauque, comme cette eau stagnante qui baigne la scène.»
- Que voudriez-vous dire aux spectateurs qui viendront voir le spectacle ?
« La force de l’opéra, c’est la puissance d’une communion au présent, ici et maintenant. L’art vivant est éphémère, subtil, unique à chaque fois. Je conseille souvent aux spectateurs de voir un spectacle plusieurs fois. Dans Mam’zelle Nitouche, je les interpellais : « Revenez demain ! ». Voilà ce que j’ai toujours envie de leur dire.»
Propos recueillis par Dorian Astor
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