On le sait, il y a une grande histoire entre la chorégraphe Maguy Marin et sa ville natale, Toulouse. La saison 2018/2019 est l'occasion de raconter l'artiste à travers la géographie de la ville rose. S'associent à ce Portrait/Paysage le théâtre Garonne, La Place de la Danse, l'Usine, la Cinémathèque de Toulouse, l'Université Toulouse Jean Jaurès, le ThéâtredelaCité et le Théâtre du Capitole.
Vous avez créé Groosland pour une compagnie classique, le Ballet national de Hollande, en 1989. Qu'est-ce qui a motivé la création de cette pièce pour un Ballet classique ? N'y avait-il pas un peu de provocation là-dedans ?
La question du corps des danseurs, la façon dont on présente le corps, aujourd'hui, c'est quelque chose qui m'affecte et qui me tarabuste. J'ai voulu montrer que des personnes en surpoids pouvaient aussi danser et se mouvoir avec légèreté, élégance. La danse, pour moi, n'est pas tant liée à un profil corporel esthétique qu'à la maîtrise d'une technique, qu'à une science du rythme, des mouvements, de l'espace… Or, il faut bien réaliser que nous sommes dans une société au regard formaté qui empêche certains corps d'être dansants. Heureusement, la danse contemporaine a ouvert les portes à d'autres corps que ceux réservés à la danse classique, même si, étant moi-même de formation classique (j'ai commencé ma carrière de danseuse au Ballet de l'Opéra de Strasbourg), j'ai beaucoup d'affection pour la danse et les danseurs classiques. Mon travail d'artiste contemporaine m'amène à questionner cette vision d'un corps qui n'est pas un corps quotidien, d'un corps qu'on ne voit pas souvent dans la rue. Donc, non, ce n'est pas de la provocation. J'aime travailler avec les danseurs classiques dont je comprends parfaitement le langage et qui comprennent le mien. Pour Groosland, c'est vraiment la musique de Bach qui m'a donné envie de créer cette pièce avec des corps rebondissants, lourds et légers en même temps. Cette musique de Bach, en l'occurrence les 2e et 3e concertos brandebourgeois, est comme une célébration.
Les danseurs classiques, de par leur formation et leur éducation, sont pour la plupart dans le culte d'un corps mince, musclé, athlétique, esthétique. Vous leur demandez de revêtir des costumes d'obèses pour ce ballet. Comment réagissent-ils à cela ? Quelles ont été vos expériences dans les différentes compagnies de répertoire où vous avez remonté Groosland ?
Il est sûr que revêtir ce costume a pu s'avérer pénible, surtout à la création en 1989 et lors de la reprise par le Ballet de Lyon, car en mousse, il absorbait la sueur des danseurs – qui perdent en moyenne 2 litres d'eau dans Groosland. Vous pouvez aisément imaginer les problèmes rencontrés par le port de ce costume. Mais depuis, la costumière Montserrat Casanova a tenté de pallier à tous ces problèmes et les costumes pour les danseurs du Capitole ont été réalisés dans un matériau léger et non-absorbant à la fois.
Il y a vingt-cinq, trente ans, les danseurs classiques étaient beaucoup moins ouverts qu'aujourd'hui aux autres techniques et styles. Revêtir le costume de Groosland ou porter les masques de Cendrillon (ballet créé pour le Ballet de l'Opéra de Lyon en 1985) a pu, à l'époque, générer quelques petites tensions. Aujourd'hui, de par leur formation qui s'est beaucoup diversifiée, les danseurs classiques sont rompus à toutes sortes de styles et abordent aussi le répertoire contemporain. L'art contemporain, la danse contemporaine ont fait leur chemin, modifiant les mentalités.
Trente ans après, Kader Belarbi décide de mettre votre pièce au répertoire du Ballet du Capitole, laissant supposer qu'il la trouve encore actuelle. Que vous inspire cette pièce aujourd'hui ? Et comment expliquez-vous son succès ?
Pour moi, elle a sa place. Elle n'est ni vieillie, ni avant-gardiste. Quant à son succès, je pense que, tout simplement, il vient de ce qu'elle rend les gens joyeux. L'association de la rigueur chorégraphique et musicale à ces corps, que l'on n'a pas l'habitude de voir danser sur scène, fait qu'il y a un décalage qui fait sourire les gens joyeusement. Cela n'a pas été étranger au succès de la pièce.
Le Ballet du Capitole a également mis à son répertoire le duo d'Eden. Comment expliquez-vous le constant intérêt pour cette pièce ?
Je ne sais pas vraiment mais, peut-être, parce que ce duo fait référence à la Bible. Il met en tension les deux corps, celui d'Ève et celui d'Adam, de la femme et de l'homme…
Quelle était votre intention lorsque vous l'avez créé en 1986 ?
Notre intention, car il ne s'agissait pas que de la mienne mais de l'ensemble de la compagnie, était de travailler justement sur le duo en général. La pièce Éden est construite sur six duos différents. Celui qui est encore au répertoire est sûrement le plus abouti.
Montserrat Casanova est votre fidèle collaboratrice depuis plusieurs années. C'est elle qui a conçu les costumes d'Eden et de Groosland. Pouvez-vous évoquer cette complicité ?
Montserrat Casanova a créé beaucoup de costumes, d'accessoires et de dispositifs pour mes pièces. Notre collaboration s'est faite sur le temps. Nous nous comprenons vite et n'avons pas peur de nous contredire mutuellement, ce qui au moment d'une création est très vivifiant.
En juin 2016, la Biennale de Venise vous a décerné un Lion d'or pour l'ensemble de votre carrière.
Je suis reconnaissante à Virgilio Sieni, le directeur artistique de la Biennale internationale de danse de Venise, d'avoir pensé à moi. Le Lion d'or récompense un parcours et une vie dédiés à la danse. Cela signifie aussi que l'on n'a plus 20 ans. On mesure la somme de ce que l'on a accompli. On pense aussi à tous ceux grâce à qui cela fut possible. Je reçois donc ce prix en mon nom mais je mesure aussi combien mon parcours n'aurait pas été le même sans de multiples rencontres.