Très tôt remarquée pour la beauté de son timbre, sa voix longue et sa présence scénique, Eva Zaïcik s’impose comme l’une des artistes les plus en vue de sa génération. En 2018, elle est élue Révélation lyrique aux Victoires de la Musique classique, Deuxième Prix du prestigieux Concours Reine Elisabeth de Belgique et du Concours Voix Nouvelle. Ces distinctions ne font que confirmer une carrière internationale déjà considérable. Eva Zaïcik avait déjà incarné la célèbre Bohémienne dans l’adaptation de Peter Brook, La Tragédie de Carmen. Elle est aujourd’hui une Carmen « complète », dans tous les sens du terme.
Vous vous apprêtez à incarner le rôle titre de l’un des opéras les plus populaires du répertoire. Y a-t-il une pression particulière face à ce personnage mythique ?
Bien sûr ! Ce serait mentir que de dire que je n’ai pas une certaine appréhension. C’est, comme vous le dites, un rôle mythique et les références ne manquent pas. Chacun a dans l’oreille son interprète préférée du rôle ou encore sa version de référence et il faut convaincre avec sa voix et sa personnalité scénique et artistique. Pour moi, Stéphanie d’Oustrac, Élina Garanca, Angela Gheorghiu ou encore Jessie Norman, pour ne citer qu’elles, bien que très différentes dans leurs propositions artistiques, sont autant de références qui ont rendu mythique le rôle de Carmen. C’est un rôle très long et très engageant scéniquement. La difficulté est de savoir le tenir d’un bout à l’autre. Mais au-delà de l’appréhension, il y a surtout l’excitation et la joie de pouvoir l’aborder dans sa version complète et il me tarde de débuter les répétitions dans cette maison elle-même mythique et chère à mon cœur qu’est le Capitole de Toulouse.
Comment abordez-vous le caractère de Carmen ?
J’ai d’abord eu la chance d’aborder le rôle dans sa version concentrée de La Tragédie de Carmen créée par Peter Brook, sous la direction de Florent Siaud. Cette Carmen-là est celle qui se rapproche le plus de la nouvelle de Mérimée. Carmen est une jeune Bohémienne, mariée à un bandit incarcéré au moment où elle rencontre Don José. Elle vit entre autres de la prostitution et de la manufacture de cigare. C’est une sorcière (au sens noble du terme), elle est dangereuse, libre, passionnée, amoureuse. Elle vit sa vie comme si chaque jour était le dernier. La mort plane au-dessus de ce personnage du début à la fin de l’œuvre, mais l’opéra fait place aussi à de grands moments de joie et de fête dans une Espagne fantasmée par Bizet.
Dans un monde où la question du traitement des femmes (inégalités sociales, patriarcat, violences et abus sexuels, etc.) est soulevée avec une acuité toute particulière, pensez-vous que Carmen porte un message contemporain ?
Le sujet est malheureusement vieux comme le monde et tristement toujours d’actualité. Un amour passionné entre un homme et une femme, un homme qui tue parce que sa compagne lui échappe. Faire le procès de Don José et le punir de son crime en préambule de l’œuvre (durant l’ouverture par exemple) serait un message contemporain, mais l’œuvre ne porte pas de message contemporain en soi. Si message contemporain il y a, il tient dans le personnage même de Carmen, personnage féministe, pour qui la liberté est tout. Elle annonce la couleur dès sa première rencontre avec Don José : « l’amour est un oiseau rebelle que nul ne peut apprivoiser et c’est bien en vain qu’on l’appelle s’il lui convient de refuser ». Elle n’appartiendra à personne. Et elle le redit d’une autre manière à la toute fin de l’opéra. « Jamais Carmen ne cédera… libre elle est née et libre elle mourra ! ». Elle est indépendante et ne sera l’objet de personne. Ce qu’elle fait de sa vie, de son corps lui appartient. Mais ça, Don José ne l’acceptera pas et tentera de la récupérer par la force car elle lui échappe.
Comment qualifier le geste de Don José ? Que diriez-vous à ceux, sans doute plus nombreux qu’on ne pense, qui seraient d’avis qu’ « elle l’a bien mérité » ?
Je pense que je ne perdrai pas mon temps à discuter longtemps avec quelqu’un qui est convaincu qu’un meurtre (en dehors de la légitime défense) se justifie quelle qu’en soit la raison. C’est si commode de plaider la folie passagère pour justifier que l’on a tué sa compagne. La notion de « crime passionnel » ou « crime d’amour » a tant inondé la littérature, la musique, le théâtre et le cinéma, qu’elle a fini par infecter la pensée collective. La mort fait partie intégrante du récit amoureux, comme si la passion amoureuse était un concept suffisamment noble pour occulter l’horreur du meurtre. Il est clair que Carmen et Don José ont une relation passionnelle et toxique. Mais Don José tue Carmen parce qu’il ne peut plus la posséder. Cet homme violent s’efforce d’imposer sa volonté en annihilant celle de sa compagne. La victime est bien Carmen, la femme tuée, et non José, le meurtrier qui se serait consumé d’amour.
Si vous étiez soprano, aimeriez-vous le rôle de Micaëla ? Que pensez-vous de ce personnage ?
Micaëla est simplement l’opposé de Carmen. Douce, pieuse, éduquée. C’est un rôle inventé par Bizet pour donner un passé à Don José. Avant de devenir un déserteur, bandit, jaloux et pour finir meurtrier, Don José est présenté à travers Micaëla, comme un fils à maman, destiné à une brillante carrière militaire et fiancé à une jeune fille de bonne famille en robe bleue à tresse blonde. Mais elle n’est pas une sainte nitouche comme on veut bien la présenter. Elle est honnête, profondément amoureuse de Don José et capable de risquer sa vie pour lui. Si j’étais soprano sans doute que c’est un rôle qui me plairait. Mais je suis bien mezzo et interpréter Carmen m’amuse beaucoup plus ! De plus je suis très heureuse de retrouver et d’entendre à nouveau ma grande amie Marianne Croux dans ce rôle. Elle était la Micaëla dans La Tragédie de Carmen et reprendra le rôle dans la même distribution que moi à Toulouse.
Parlez-nous de la musique de Bizet : qu’aimez-vous en elle, et quelles sont ses difficultés ?
La musique de Bizet est expressive et colorée, son orchestration très raffinée, ses mélodies faciles à mémoriser. Que de tubes dans Carmen ! Sa musique est profondément humaine. Elle touche, émeut, fait pleurer, sourire, danser. Elle est savante mais je l’aime aussi pour son apparente simplicité. La mise en musique du texte me fait penser à celle de Monteverdi, dans le sens où celui-ci avait recours à des acteurs pour leur faire déclamer le texte et l’écrire ensuite en musique. Ici, si l’on travaille le texte à la table, en le jouant sans le chanter, on remarque à quel point la prosodie est proche du parlé. Les rythmes sont ceux de la parole et la hauteur des notes exprime l’intention et l’émotion du personnage avec une simplicité déconcertante.
Pour finir, un petit message à votre collègue Marie-Nicole Lemieux, qui chantera le rôle en alternance avec vous ?
J’attends de la rencontrer avec impatience. Quelle excitation lorsque j’ai su que c’est elle qui jouerait Carmen dans l’autre distribution. Je suis fan. Quelle personnalité ! Elle est lumineuse, généreuse, drôle, spontanée et quelle voix, quelle interprète ! Je l’ai d’abord découverte en duo avec Philippe Jaroussky lorsque j’ai « rencontré » la musique classique et ma vocation, avant de chercher tous ses enregistrements. J’ai d’ailleurs voulu passer le concours Reine Elisabeth lorsque j’y ai entendu sa prestation. Depuis, je suis de près sa carrière. J’ai hâte de la rencontrer et d’apprendre d’elle.
Ramon Casas, Fille dans un bar, 1892.
Musée de Montserrat. © Index Fototeca/ Bridgeman Images ►