Depuis 2000, le metteur en scène et chorégraphe Renaud Doucet forme avec le décorateur et costumier André Barbe un duo artistique aussi créatif qu’inséparable. Ensemble, « Barbe & Doucet » ont monté plus de trente productions d’opéra, dont l’inventivité et la finesse dramaturgique sont la marque de fabrique. À travers La Bohème, ils font rejaillir de notre mémoire collective l’effervescence du Paris des années Vingt et les rêves d’une jeunesse intemporelle.
La mise en scène, la dramaturgie, les décors et les costumes de ce spectacle sont signés « Barbe & Doucet », pourriez-vous nous faire entrer dans les coulisses de la préparation d’une production et nous expliquer comment vous travaillez à deux ?
Renaud Doucet : Au début, il y avait une division des tâches plus nette, mais après vingt-deux ans de travail commun, tout se fait dans un échange permanent. Quand on nous confie une œuvre, nous travaillons d’abord la dramaturgie, c’est un travail conséquent.
André Barbe : Ce travail de dramaturgie consiste à s’entendre sur ce qu’on souhaite proposer, et c’est comme un match de tennis ! On s’envoie des idées. Si les idées ne plaisent pas à chacun, on passe à autre chose. Quand après de multiples allers-retours nous sommes satisfaits, je commence à faire des croquis que je montre à Renaud. Et à nouveau, on discute, on avance ensemble, on parle des couleurs, des textures. Je retravaille ces croquis jusqu’à ce qu’on arrive à un résultat qui nous plaît à tous les deux.
R. D. : On ne fera jamais de compromis. On trouvera des solutions, mais pas de compromis.
A. B. : Je réalise donc les croquis pour les costumes, mais aussi les maquettes pour les décors. À partir de ce travail, je propose également à Renaud des images réduites qu’il peut insérer dans sa partition pour préparer dans le détail la direction des interprètes. Puis vient le temps de réunir tous les artistes pour les répétitions. Mon travail à ce moment-là est aussi de stimuler l’artiste, de lui parler de la mise en scène, de commencer à modeler le personnage, à partir du costume.
R. D. : En répétitions, je pose beaucoup la question « qu’est-ce qui cause ça ? ». Quand les artistes arrivent à se faire une idée de ce qui cause chaque effet, tout finit par devenir une évidence.
Pourriez-vous revenir sur la première étape du travail, le travail de dramaturgie. Quelles questions vous posez-vous quand vous abordez un nouveau projet de mise en scène ?
R. D. : Nous nous demandons en quoi l’œuvre est pertinente pour notre temps, ou par quel angle un public contemporain peut se sentir touché par cette œuvre… Il est primordial, quelle que soit la proposition formulée, de ne jamais trahir l’œuvre. Nous n’avons pas composé les opéras qui nous sont confiés. Nous travaillons toujours à partir des partitions d’orchestre, sans changer jamais une virgule ou un soupir. Nous pouvons avoir un point de vue ou un éclairage, mais nous cherchons à retrouver l’essence de l’œuvre. Notre métier consiste à retrouver l’émotion que le compositeur a eue en lisant les mots du livret : le texte lui a donné une émotion, cette émotion s’est transmise en musique. Nous devons faire le chemin inverse, pour retrouver simplement l’émotion.
Comment retrouver cette émotion ?
R. D. : Un professeur pendant mes études à l’Opéra de Paris m’a dit de toujours garder la question « pourquoi ? » devant les yeux. Et tout est là ! Pourquoi tel soupir, pourquoi telle virgule à cet endroit… Il n’y a pas de réponse unique à chaque question, mais l’important est de prendre un point de vue qui permette de répondre à toutes les questions dans un ensemble cohérent. Tout doit apparaître naturel. D’une certaine façon, une bonne mise en scène, c’est une mise en scène qui ne se voit pas.
Comment avez-vous abordé La Bohème, ce monument du répertoire ?
A. B. : Nous sommes beaucoup revenus au texte de Murger. Dans nos discussions avec Renaud, nous repensions beaucoup à la scène du roman où Musette perd son logement, et que tous ses meubles sont mis à l’extérieur, dans la cour. Et c’est ainsi que nous sommes doucement arrivés à l’idée que nous pourrions situer l’action sur un marché aux puces de Paris.
R. D. : Marchés aux puces que nous fréquentons beaucoup lorsque nous passons par Paris ! Nous avons toujours pensé que les lieux et les objets ont une mémoire du temps, et que cette mémoire, cette énergie, se transmet.
A. B. : Et qui plus est quand on est comme moi québécois, issu d’un pays et d’une culture à l’histoire, à l’architecture, à la musique récentes. Quand on débarque à Paris, l’Histoire vous saute aux yeux ! Dans le spectacle, nous avons voulu mettre un peu de cette mémoire.
Il semble justement que le spectacle joue un peu avec le temps et les époques, quelle histoire souhaitiez-vous raconter ?
A. B. : En voyant Mimì, le spectateur comprend immédiatement qu’elle est malade du cancer. On a l’impression que c’est son dernier voyage, elle semble chercher l’esprit qu’elle croit romantique de Paris. Elle s’attarde dans une boutique Art Déco, dans laquelle le propriétaire lance un disque de La Bohème. Elle s’assoit alors et s’imagine l’action prendre vie. Se disant qu’elle n’a rien à perdre et qu’elle n’aura sans doute pas le temps de connaître le grand amour, elle joue à ce jeu. D’une certaine façon, elle se crée « sa » Bohème. La boutique Art Déco suggère à son imagination toute cette époque des années 1920 où les artistes d’Europe et d’Amérique se pressaient à Paris. Le spectateur voyage donc entre les années 1920 et le Paris d’aujourd’hui.
Qu’est-ce qui vous a guidé vers le Paris 1920 plutôt qu’un autre ? Notamment, pourquoi pas le Paris 1840 du roman de Murger ?
R. D. : Nous souhaitions présenter un moment d’effervescence de Paris, et malheureusement de nombreuses références de l’époque artistique 1840 se sont un peu perdues dans la mémoire collective. Avec les années 1920, on retrouve cette effervescence avec un peu plus de références partagées. Cela nous permet par exemple de proposer à chaque artiste du chœur d’incarner une personnalité artistique de l’époque, dont plusieurs sont encore bien célèbres ! Jean Cocteau, Pablo Picasso, Gertrude Stein par exemple, ou encore Serge Diaghilev, Anna Pavlova… La Bohème a par ailleurs quelque chose d’intemporel, il me semble qu’il fait partie des opéras que l’on pourrait transposer dans de nombreuses époques différentes.
A. B. : L’œuvre parle d’amour, mais présente en même temps une vie difficile. Dans le roman de Murger, on voit bien que les personnages ont régulièrement faim et froid. Mais au-delà, nous n’oublions pas la camaraderie, et même la fraternité qui nourrissent l’œuvre. La crise de la covid a peut-être permis de nous rappeler à tous à quel point nous avons besoin les uns des autres.
Propos recueillis par Jules Bigey pour le Vivace n°14
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Retrouvez La Bohème sur la scène du Théâtre du Capitole à partir du 26 novembre
Crédits photo
► Barbe & Doucet © Davide Colagiacomo
► La Bohème de Puccini, mise en scène de Barbe & Doucet © Tim Matheson
► Projet pour les costumes des Dames du Chœur à l’acte II © Barbe & Doucet