Onéguine est un personnage riche et complexe : comment pourriez-vous nous retracer son parcours dans l'ouvrage de Tchaïkovski ?
Il est arrivé depuis peu dans la région, a sympathisé avec Lenski et fait la connaissance de la famille Larine au début de l'opéra. Mais sa réputation l'a précédé et Tatiana est amoureuse de lui, avant même de le rencontrer. La campagne l'ennuie autant que la ville, le temps, les sentiments, la littérature, tout passe sur lui sans aucun effet. Il va tout de même se présenter à Tatiana pour répondre à sa lettre et lui « donne une leçon » polie. Est-ce par ennui aussi qu'il va provoquer la jalousie de Lenski lors du bal chez les Larine au deuxième acte ? Il éprouve quelques remords et s'en veut d'être aussi blasé et insensible mais rien n'empêchera la fierté des deux hommes de s'affronter.
Il revient à Saint-Pétersbourg plus de deux ans après et sa nouvelle rencontre avec Tatiana, mariée et devenue une femme adulte « pleine de majesté, une tsarine » comme le dit Onéguine lui-même en la découvrant, lui fait se rendre compte qu'il est éperdument amoureux, mais trop tard. Elle refusera ses avances, tout en avouant que ses sentiments pour lui n'ont pas changé.
Est-il aussi typique du héros romantique qu'on le dit, avec son cynisme puis la révélation – trop tard – de l'amour ?
Il a le côté sombre de beaucoup de figures romantiques, désabusé, mélancolique, avec un regard froid sur le monde qui l'entoure. Il a un côté Werther, Hamlet aussi, qui est d'une mythologie européenne plus ancienne. Le sentiment amoureux dans la littérature russe est toutefois différent, plus profond, existentiel, presque mystique. Mais on ne s'aime pas au bon moment, c'est vain, etc.
Onéguine n'est pas seulement le personnage d'une époque, d'un lieu ou du Romantisme. Il ne faut pas oublier que Pouchkine est très influencé par les grands auteurs européens et il en est quelque part le fils spirituel. André Markowicz, dont j'aime les traductions et le travail sur la littérature russe, fait un lien fort entre ces différentes littératures, on peut aller puiser un peu partout dans le Romantisme, et même avant, la littérature Précieuse a déjà ce genre de figures. Chaque pays a aussi ce genre de personnage typique et universel à la fois.
Vocalement, comment caractérisiez-vous ce rôle ? Je crois savoir que vous deviez chanter votre premier Yeletsky à la Monnaie, mais cela n'a pas encore pu se faire. Onéguine sera-t-il votre premier ouvrage russe sur scène ?
Vocalement, c'est une écriture très académique pour les voix, pas de virtuosité, pas de difficultés majeures, la ligne musicale est très proche de la ligne du texte, il suffit de se laisser porter par la langue. C'est un rôle psychologique ; l'action est très simple : une rencontre formelle, une discussion, un bal, un duel, un nouvel échange malheureux. C'est le cheminement psychologique du (des) personnage(s) qui est primordial. Il est aussi tout à fait guidé par la musique de Tchaïkovski. Je ne dirais pas que tout y est et j'attends avec impatience le travail avec Florent Siaud pour aller au fond des choses.
Quoi qu'il en soit, je trouve dans cette écriture et cette pâte vocale propre à Tchaïkovski et à la langue russe, une aisance, pour ne pas dire une facilité, et une couleur qui correspondent parfaitement à la maturité de ma voix aujourd'hui.
Ce sera effectivement mon premier rôle russe, puisque la production de La Dame de Pique à Bruxelles a été repoussée. Mais j'avais mis au programme de mes récitals quelques mélodies de Tchaïkovski pour me familiariser avec cette langue.
Pourriez-vous nous parler de votre rapport à la langue russe justement, sa vocalité – et sa difficulté de mémorisation j'imagine !
Je poursuis avec Onéguine le travail que j'avais commencé pour préparer Yeletski et je prends du plaisir à prononcer cette langue sans même de la comprendre dans ses multiples finesses… Markowicz, encore lui, parle de la musique des mots, fondamentale dans cette littérature, comme dans la poésie française. Elle m'apparait déjà avec le peu de connaissance que j'ai de cette langue. La mémorisation appelle d'autres mécanismes, il faut apprendre à apprendre !
En cette période difficile, comment occupez-vous vos journées ?
Mon quotidien, comme pour la majorité d'entre nous en ce moment, est assez simple : j'ai la chance d'être à la campagne, il faut s'occuper de la maison et du jardin, cuisiner beaucoup, mais aussi travailler Onéguine, lire et laisser aller sa pensée, revenir à des choses, fondamentales et ressourçantes, laisser aller des réflexions sur l'avenir, sur notre métier. Sans nécessairement avoir des réponses immédiates, ce cheminement me semble nécessaire et sain sur le plan personnel et artistique — n'ayons pas peur des mots — et sur le plan corporatif également. Comme tout le monde, je suis inquiet, je ne sais pas de quoi précisément. Qui le sait ?