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L'autre ne nous appartient pas

Entretien avec Marie-Nicole Lemieux

La rayonnante contralto canadienne insuffle la passion à tous les rôles qu’elle aborde. Face à Carmen, Marie-Nicole Lemieux révèle toute son humilité et son exigence artistique, suscitées par son admiration pour un personnage et une musique hors du commun. Une artiste rare et engagée, pour une prise de rôle événement.

Vous vous apprêtez à incarner un rôle-titre légendaire, dans l’un des ouvrages les plus célèbres du répertoire. Est-ce impressionnant ?

Évidemment ! Si ce n’était pas le cas, cela trahirait sans doute un manque d’humilité. Face à ce genre de rôle, qui a connu d’innombrables interprétations célèbres, ma crainte principale est de tomber dans le cliché. Carmen appartient à tout le monde. Chaque interprète doit se l’approprier, mais la seule manière d’éviter les clichés qu’accumule toujours une tradition, c’est de revenir au texte, à la partition, et de les lire comme quelque chose de nouveau, vierge de toute habitude. C’est difficile mais nécessaire.

Qu’avez-vous lu dans cet ouvrage ?

Une prise de position très contemporaine sur la féminité. Aujourd’hui, on commence à nommer les choses, à les appeler par leur nom : ce n’est pas l’histoire d’un « crime passionnel », avec le romantisme que suggère l’idée d’un excès de passion ; non, c’est un féminicide, c’est-à-dire un meurtre dont le mobile profond est la haine de la liberté de la femme. L’opéra en général s’est penché sur cette question avec une étonnante insistance. Tant d’ouvrages lyriques sont le récit de la destruction d’une femme parce qu’elle est femme. On ne réinvente pas la roue : l’injustice du rapport aux femmes hante toute l’Histoire et les arts. Carmen raconte exactement cela, d’une manière très radicale.

Parlez-nous du caractère de Carmen. Vous sentez-vous proche d’elle ?

D’abord elle a beaucoup d’humour et d’autodérision. On l’oublie trop souvent, aveuglé que l’on est par le cliché (très français, il faut le dire) de la  « femme fatale » : lascive, les yeux sombres – bref : perverse. Quand on observe très exactement ce qu’elle dit, ce qu’elle fait, on comprend qu’elle est en réalité un esprit libre. Et surtout, elle est parfaitement consciente du prix de la liberté. Mais son libre-arbitre est plus précieux que tout. En son for intérieur, elle ne cesse d’affirmer : « Non, ils ne m’auront pas ». Alors je pourrais bien prétendre que c’est une affinité que je sens avec ce personnage, mais je crois que toutes les femmes ont cela en elles. En particulier les artistes ! Nous autres chanteuses, nous recelons toutes une Carmen en nous, sans quoi nous ne monterions pas sur scène ! (rires). Son côté « grande-gueule », cela me ressemble. Mais elle a davantage de confiance en soi que moi. Spontanément, je me sens plus proche de la Charlotte de Werther, une femme aux antipodes de Carmen. Je suis plutôt fleur-bleue ! Carmen me permet d’explorer des zones qui me sont plus étrangères, mais qui m’attirent. J’admire infiniment son courage, son jusqu’au boutisme.

Que diriez-vous des deux hommes de cet opéra : Don José et Escamillo ?

Don José doit être un rôle passionnant à interpréter, un peu comme celui de Pinkerton dans Madame Butterfly : ils ont des pages musicales sublimes, mais ce sont les pires salauds. Au début, on aurait envie de le considérer comme un bon garçon, qui écoute sa maman et respecte sa fiancée ; et tout d’un coup, le malheureux se retrouverait anéanti par la passion charnelle pour une femme dangereuse… Mais non : il découvre simplement une femme libre. Bien sûr, Carmen n’est pas une sainte, mais c’est sa liberté que Don José ne supporte pas, il est obsédé par la possession. Cela concerne tout le monde : nous avons un mal fou à réaliser et à accepter que l’autre ne nous appartient pas. Beaucoup d’hommes ne deviennent jamais adultes, et les femmes en payent le prix… Quant à Escamillo, c’est un mâle alpha ! (rires). Ce qui est intéressant, c’est sa rencontre avec Carmen : ils se reconnaissent comme des semblables. Ils ont de l’expérience, de la maturité, ils sont pleinement conscients de ce qu’ils font et des dangers que cela implique. On imagine que leur passion se serait transformée en grande amitié, parce qu’ils sont égaux.

Parlez-nous de la musique de Carmen, et de ses difficultés.

L’écriture est prodigieuse ! Tout est beau dans Carmen, non seulement les rôles, mais les chœurs, l’orchestre, le moindre interlude est un chef-d’œuvre. L’important est de ne jamais perdre la pulsation vitale de cette musique. La difficulté principale selon moi, c’est le français. Vous remarquerez que, trop souvent, on ne comprend rien aux paroles, parfois même avec des chanteurs francophones… Or c’est tragique, car tout est expliqué dans le texte. Je suis très attentive à la diction : il faut rester très vocal, mais ne rien sacrifier de la prononciation. Je suis gourmande (dans tous les domaines, rires) : je veux du texte, je veux de la musique ! Je veux tout ! J’espère simplement être à la hauteur de cette partition. Cela me rend nerveuse, mais je vais m’y investir de tout mon cœur.

Pour finir, un petit message à votre collègue Eva Zaïcik, qui chantera le rôle en alternance avec vous ?

Nous ne nous sommes pas encore rencontrées, mais je la connais et l’admire depuis son prix au Concours Reine Elisabeth. Je ne sais pas si nous serons en répétition ensemble, je l’espère ! Un message ? Je ne sais pas, nous aurons tant de choses à nous dire ! Mais je lui dirais, comme à moi-même : amuse-toi et profite !