Lucrèce sera une prise de rôle, si je ne me trompe. Pourriez-vous nous parler de ce personnage ?
Il est un peu compliqué de développer tout ceci en quelques lignes... C'est en effet une prise de rôle pour moi. Bien sûr, rien que le nom de Lucrezia Borgia porte en lui une certaine aura mythique de laquelle on a du mal à se défaire. Dans l'opéra de Donizetti, elle est différente de la Borgia de la pièce de Victor Hugo, qui était elle-même différente de la Borgia de la réalité historique. Il me faut bien entendu rester dans les limites de l'opéra, mais il m'est impossible de gommer toute la cruauté et la manipulation dont elle a été régulièrement victime tout au long de sa vie, puisqu'elle était une des cartes maîtresses dans les enjeux politiques de sa famille, et cela très tôt dans son enfance.
Comment le musicien traite-t-il ce personnage ?
Donizetti offre, comme toujours dans ses œuvres, un énorme panel expressif. Je passe sur son côté cultivé et curieux qui l'a rendue célèbre, ainsi que sa générosité et son soutien à l'Art vers la fin de sa vie. Dans l'opéra, on la voit séductrice, mère, femme de pouvoir, empoisonneuse, et cela en fait donc une protagoniste de haut vol, d'un grand pouvoir dramatique et qui a accès à une grande étendue d'expressions différentes.
Vocalement parlant, quelles sont les exigences de ce rôle ?
Vocalement, c'est un mélange tour à tour de beauté vocale et de virtuosité dramatique. C'est une partie vocale énorme, qui requiert avant tout une grande constance de style belcantiste. Cela demande à la fois un style très épuré, souvent élégiaque, des legatissimi où la beauté du belcanto devient suave, au service de l'émotion d'une mère au langage très fleuri. Je pense ici à l'air de sa première scène et son premier duo avec Gennaro : on y voit toute sa souffrance, ses regrets, sa tendresse, ses épanchements, qui n'en rendront que plus puissantes les cassures qui vont suivre, avec plus d'accents dramatiques à la fin du prologue et dans la suite de l'opéra. Donizetti offre également à Lucrezia des récitatifs d'une extrême efficacité dramatique. Il utilise des contrastes forts, voire violents, avec les ruptures de rythme, de nuances, des changements extrêmes de tempi. Il fait évoluer l'opéra avec une grande concision, ce qui se ressent notamment dans le rôle de Lucrezia. Du coup, l'exigence vocale est de taille : trilles, pianissimo, sforzando, vocalises, ou parties a cappella dramatiquement très fortes... Parfois, Lucrezia passe de la menace à la supplication, quand elle se rend compte qu'elle est impuissante. Ou du chuchotement à la violence, mais toujours en gardant la maîtrise de soi. On a vu au début la femme belle, la mère, puis l'épouse, et là, c'est la douleur de la mère qui doit capituler devant les insinuations malsaines et le pouvoir de son époux jaloux et aveuglé, qui plonge Lucrezia dans l'horreur et le désespoir de devoir empoisonner son fils. Autorité, charme, élégance, menace, rien n'y fera dans cette altercation frontale : Alfonso est persuadé qu'elle a une liaison amoureuse… Il y a quelque chose d'extrêmement fort et théâtral dans sa dernière entrée : Lucrezia a provoqué un empoisonnement collectif pour se venger des tords qu'elle a subis. Elle pense encore une fois avoir résolu la situation à son avantage, mais elle ne sait pas que son fils est parmi les empoisonnés. Donizetti fait alterner passages très cantabile, où elle supplie sont fils de prendre l'antidote, et des moments dramatiques particulièrement musclés vers la fin de l'opéra – Donizetti demande tout à son interprète dans la dernière cabalette qu'il a rajoutée pour la créatrice du rôle, Mme Lalande. Lucrezia est lasse, horrifiée et son cœur meurt en même temps que son fils dans son constat brutal de l'horreur d'elle même. Entre le début et la fin de l'ouvrage, il s'agit donc un parcours vocal assez impressionnant.
Vous avez déjà souvent chanté au Théâtre du Capitole. Quels souvenirs en gardez-vous ?
C'est particulièrement émouvant pour moi de revenir au Capitole après toutes ces années de carrière. J'y ai chanté pas mal de chose en effet : Lucia, Philine, Leila, la Comtesse Adèle etc. Une partie du public qui m'a vue naître est toulousain ! Et il m'a lui aussi suivi un peu partout dans le monde pendant plus de 30 ans… D'une certaine manière, c'est pour moi une sorte d'hommage à une des villes françaises qui m'a vue débuter… Et c'est une grande joie pour moi de pouvoir répondre à l'invitation de Christophe Ghristi avec un si beau et si grand rôle. C'est donc une belle et forte émotion pour moi que d'être là.
Propos recueillis par Jean-Jacques Groleau, novembre 2018