Inspiré par le roman de Miguel de Cervantès, L'ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, dont les deux volumes ont été publiés en 1605 et 1615, Don Quichotte est l'un des grands ballets du répertoire dansé par de nombreuses compagnies dans le monde. Il aurait inspiré les chorégraphes dès le milieu du XVIIIe siècle, tant à Paris qu'en Autriche ou en Italie. Mais au-delà du sujet lui-même, ce ballet témoigne avant tout de l'importance que l'école bolera a exercé sur le monde chorégraphique occidental et de la passion de Marius Petipa pour la danse espagnole. Plus que les autres siècles, le XIXe siècle a eu le culte du souvenir en général et du souvenir de voyage, tant en littérature qu'en peinture, en musique et en danse. Or, les réminiscences de l'Espagne sont fréquentes chez Marius Petipa.
La fascination de l'Espagne
Du Théâtre de Clara Gazul (1825) de Prosper Mérimée à L'Heure espagnole (1911) de Maurice Ravel, l'attrait de l'Espagne a laissé de nombreuses traces chez les écrivains et les compositeurs français. Cet engouement a touché les arts de la scène bien avant la célèbre Cachucha du Diable boiteux, interprétée à Paris en 1836 par la ballerine autrichienne Fanny Elssler, El Jaleo de Xeres interprété en 1839 à Copenhague par la danoise Lucile Grahn, ou l'opéra-comique de Georges Bizet Carmen (1875), inspiré par la nouvelle de Mérimée. L'homme de la Manche inspire également Jules Massenet qui compose Don Quichotte, ouvrage lyrique en cinq actes créé à l'Opéra de Monte-Carlo en 1910. Quant aux peintres, la Galerie espagnole de Louis-Philippe, installée au Louvre à partir de 1838, permet de découvrir notamment les œuvres de Goya, Murillo et de Zurbarán qui laisseront une trace dans l'œuvre d'Édouard Manet, bien avant son tableau Lola de Valence (1862). Sans doute est-ce la promesse d'un parfum d'Orient qui explique ce phénomène qui touche la littérature et tous les arts. Sur les chemins de l'Orient, les écrivains romantiques tels que Théophile Gautier apprécient tout autant l'Espagne (Voyage en Espagne) que l'Italie (Arria Marcella).
En Espagne, dès le XVIIe siècle, la venue de danseurs classiques, notamment français, a contribué à l'épanouissement de la danse théâtrale dans les villes de Madrid, Barcelone et Séville qui accueillaient des troupes ambulantes1 et ont fait construire des théâtres. Cette influence étrangère, contrée par le marquis de Perales pour défendre les styles espagnols dès le début du XIXe siècle, est néanmoins sensible dans le style bolera. Malgré des théories parfois contradictoires, les pas et les combinaisons complexes proches du langage classique, l'usage d'exercices à la barre ainsi que la clarification de l'enseignement, témoigneraient d'une influence des maîtres italiens et français. Mais le style classique espagnol dont la dynastie Péricet a été le garant jusqu'à ces dernières années, se différencie de la danse classique par l'utilisation des bras et surtout, l'utilisation répétée du contretemps2. L'école bolera, qui a progressivement conquis la scène, a eu une large diffusion européenne à l'époque romantique, grâce à des artistes tels qu'Antonio Carrión, qui dansait dans les entractes d'opéras, Sandalio Luengo ou les couples de vedettes reçus partout en Europe, Dolores Serral et Mariano Camprubí. A contrario, peu prédestinés à l'approche de cette danse, les maîtres de ballet Salvatore Viganò - partenaire et époux de la danseuse espagnole María Medina - et Charles-Louis Didelot, tout comme la danseuse Fanny Elssler s'y intéressent sérieusement. Cette dernière aurait appris la Cachucha, danse de couple, auprès de Dolores Serral et l'aurait transformée en solo avec le chorégraphe Jean Coralli. Le traité de Carlo Blasis Manuel complet de la danse comprenant la théorie, la pratique et l'histoire de cet art… (1830) accorde une place notable aux danses espagnoles parmi les danses nationales, avant la partie théorique sur la danse théâtrale3 : le fandango, le bolero, les seguedillas, la cachucha et le zapateado y sont décrits avec précision. L'hypothèse d'une l'influence de la danse espagnole sur la danse classique, notamment par l'adoption des bras en l'air et des épaulements dès la fin du XVIIIe siècle, est très sérieuse. Toutefois, l'usage arabo-andalou des bras au-dessus de la tête, sinueux dans la danse espagnole, diffère sensiblement des bras en « demi-cercle » tels qu'ils apparaissent dans le Traité élémentaire, théorique et pratique de l'art de la danse de Carlo Blasis en 1820 : ils répondent à la nécessité d'accompagner un mouvement amplifié et semblent déjà codifiés selon les pas effectués.
Cet intérêt réciproque est un phénomène qui dépasse largement le ballet Don Quichotte. Les titres de ballet, Le Toréador (August Bournonville), La Gitana (Filippo Taglioni), La Gipsy, Paquita (Joseph Mazilier), Le Fandango de Louis Mérante, España de Léo Staats, sans compter les danses espagnoles des œuvres où le titre et le sujet ne l'indiquent pas (Coppélia ou la fille aux yeux d'émail, etc.), les références abondent jusqu'à la Première Guerre mondiale. Les maîtres de ballet, de par leur mobilité professionnelle et leurs voyages, connaissent de nombreuses danses nationales des pays européens. En 1844, Marius Petipa (1818-1910) devient maître de ballet au Théâtre del Circo de Madrid. Au cours de son séjour de trois ans, il étudie les danses nationales, effectue des tournées avec sa partenaire Marie Guy-Stéphan et ses ballets ont, comme il se doit, des sujets inspirés par le lieu d'exercice de sa fonction (La Perle de Séville, etc.).
Le chevalier errant conquiert la scène
Hormis Jean-Georges Noverre, inspiré par l'homme de la Manche dès 1763, Paolo Franchi, Charles-Louis Didelot, James Harvey D'Egville signent des ballets intitulés Don Quichotte dans différents pays européens, alors qu'à l'Opéra de Paris Louis Milon (librettiste et chorégraphe) opte pour le titre Les Noces de Gamache en 1801. Quand Marius Petipa s'empare du sujet, Mikhaïl Glinka a déjà composé Souvenir d'une nuit d'été à Madrid (1848), après son séjour en Espagne en mai 1847, au moment du départ de Marius Petipa de Madrid.
Le personnage de Don Quichotte, épris de littérature au point de vivre dans l'illusion et de transformer sans cesse le réel, peut être traduit par l'art de la danse et ses mésaventures peuvent constituer des actions. Don Quichotte est créé au Bolchoï de Moscou en 1869 : chorégraphe et auteur du livret de ce ballet en quatre actes et un prologue4, Marius Petipa a su exploiter un ressort courant de la littérature, le rêve, pour exposer le personnage éponyme. Alors qu'il se délecte de la lecture d'un ouvrage de chevalerie, Don Quichotte s'endort dans sa bibliothèque. A son réveil, Sancho Panza son valet, à qui il fait part de son désir d'aventures, l'arme d'un heaume en carton, d'une épée et de l'armure de ses aïeux. Suivent trois actes qui puisent leurs sources dans quelques aventures du chevalier errant, mais en regroupant plusieurs personnages en un : le premier acte se passe sur la place du marché à Barcelone et permet à l'intrigue amoureuse entre Kitri, la fille de l'aubergiste Lorenzo, et Basile le barbier, de se développer, le père préférant marier sa fille au riche Gamache5. Parmi la foule figurent des villageois et des toreros. Outre l'intrigue amoureuse contrariée, l'autre histoire est celle des voyages de Don Quichotte et de Sancho Panza. A l'arrivée de Don Quichotte sur sa Rossinante, il croit reconnaître la femme de ses rêves, Dulcinée, en la personne de Kitri. Dans le deuxième acte, l'intrigue se déploie dans l'auberge de Lorenzo et se poursuit dans le camp des gitans (avec les rôles individualisés du Chef des gitans et de sa fille Graziosa) où Don Quichotte s'attaque aux marionnettes du théâtre, puis aux moulins à vent, les prenant pour des géants qui mettent en danger la lune souriante qu'il prend pour Dulcinée. Le troisième acte est l'acte des visions de Don Quichotte, blessé au combat : dans une forêt, puis dans un jardin peuplé de Dryades surgissent des monstres et une énorme araignée que le chevalier combat. Tous l'empêchent de retrouver Dulcinée. Le quatrième acte, évoque la fête célébrant le mariage de Kitri et de Gamache : après un faux suicide (et une agonie simulée) de Basile destinés à amadouer Lorenzo, grâce à l'entremise de Don Quichotte qui insiste pour satisfaire le mourant, les deux amoureux peuvent enfin s'unir.
Il semble que la pantomime et les danses nationales (Morena, Lola, Jota...) aient dominé une œuvre qui accordait une place relativement restreinte à la danse classique, hormis certains passages, scène des Dryades, pas de deux et variations. Le ballet est donné en 1871 à Saint-Pétersbourg avec des modifications notables dues à Marius Petipa, dont l'ajout d'un acte commandé au compositeur du ballet, Ludwig Minkus6. Dans cette nouvelle version, l'intrigue entre Kitri et Basile s'achevait dans l'auberge au troisième acte, les visions constituaient le quatrième et dans l'acte suivant, les réjouissances dans le palais du Duc, au milieu des chasseurs, incluaient un duel entre le chevalier et la Lune argentée, avant un épilogue où Don Quichotte rentrait chez lui pour mourir.
Le ballet de Marius Petipa remanié en 1871 a été repris ensuite, mais c'est en s'appuyant sur le livret qu'Alexandre Gorski (1871-1924) a réglé, à Moscou en 1900, la chorégraphie que nous connaissons aujourd'hui. S'il n'a pu voir la création de 1869, il a tenté de restituer des scènes disparues et a indiqué s'être inspiré du chorégraphe français, d'où la formule « d'après Petipa », qui figure dans les programmes, notamment ceux du Mariinsky de Saint-Pétersbourg : Don Quichotte est désormais réduit à trois actes et un prologue. Ce ballet a été dansé par la troupe d'Anna Pavlova dans la version abrégée de Laurent Novikoff. Mais il a été dansé à Londres et dans d'autres pays, essentiellement après la Seconde Guerre mondiale, bien avant d'entrer au répertoire de l'Opéra de Paris. Le pas de deux célèbre, dansé seul dès le début des années 1950 par les étoiles du Grand Ballet du marquis de Cuevas, entre au répertoire de l'Opéra de Paris en 1964. Rudolf Noureev y fait entrer Don Quichotte en 1981 (après Vienne), avec ses propres remaniements. Le sujet a inspiré à Serge Lifar Le Chevalier errant (1950), sur une musique de Jacques Ibert, peu après Le Portrait de Don Quichotte (1947) d'Aurell Milloss pour les Ballets des Champs-Elysées. Rares sont les transpositions contemporaines, hormis peut-être le ballet de François Guilbart, Don Quichotte (1980), conçu sur des musiques de Richard Strauss et de Maurice Ohana ou celui de Jean-Claude Gallotta Presque Don Quichotte (1999), sans la figure centrale de l'hidalgo.
Quant au ballet de Marius Petipa, qui a trouvé un sujet idéal pour une grande mise en scène, il reste sans doute peu d'éléments de 1869. Comme il est d'usage pour les œuvres du répertoire du XIXe siècle, chaque artiste d'une grande compagnie donne son inflexion au récit, en s'appuyant sur les vestiges supposés de Marius Petipa et le remaniement d'Alexandre Gorski : c'est notamment le cas des versions de Mikhaïl Baryschnikov pour l'American Ballet Theatre (1978), celle diffusée par le Ballet du Mariinsky, celle de Rudolf Noureev pour les Opéras de Vienne et de Paris, sans oublier la version plus récente d'Alexeï Ratmansky pour le Dutch National Ballet (2010), qui comportent toutes leurs variantes.
Dans cette logique, la démarche de Kader Belarbi se situe dans une double dynamique : s'appuyer sur le passé, mais le régénérer en insistant sur deux personnages du récit de Cervantès. Recentré sur le Chevalier et son fidèle comparse Sancho Panza (faire-valoir aussi indispensable que le clown blanc pour l'Auguste), le chorégraphe supprime Gamache, le riche soupirant de Kitri ainsi qu'Espada, un toréador. Kader Belarbi modifie également le personnage de Basile : en se dispensant d'Espada, il déplace le personnage du torero et le confond avec Basile. Rappelons que dans le ballet, le barbier très vaguement inspiré de maître Nicolas, se nomme Basile et souhaite épouser Kitri. Chez Cervantès, deux barbiers ont leur importance. Maître Nicolas devise avec le curé sur les conséquences néfastes des romans de chevalerie sur l'hidalgo. Par la suite, Don Quichotte croise un autre barbier, ce dernier voyageant sur un âne. Le Chevalier se croit victorieux de Mambrin, après lui avoir ravi l'étrange objet -un plat à barbe- qu'il portait sur la tête. Aveuglé par ses lectures, Don Quichotte arborera l'objet comme un trophée qu'il croit être l'armet7 de Mambrin. Parmi les modifications voulues par Kader Belarbi, les Dryades sont remplacées par des Naïades dans le tableau de la vision de Don Quichotte. Les déclinaisons peuvent être nombreuses tant le roman est riche en personnages.
Marius Petipa a trouvé là un magnifique prétexte narratif pour évoquer un pays qui a tant compté dans sa trajectoire d'artiste, au point que malgré sa chorégraphie de Don Quichotte réduite à l'état de traces dans le répertoire, elle lui est toujours attribuée.
(1) Roger Salas, « La danse classique et l'école boléra », Pasión de España, catalogue de la 5e Biennale de la danse de Lyon, 1992.
(2) Idem
(3) Nommée danse classique, aujourd'hui.
(4) Cyril W. Beaumont, The Complete Book of Ballets, New York, Grosset and Dunlap, 1938, p. 406-409.
(5) Signalons que ce personnage n'existe pas dans la comédie lyrique de Jules Massenet.
(6) Elizabeth Souritz, « Le Don Quichotte de Marius Petipa », in De la France à la Russie, Marius Petipa, Slavica Occitania n°43, Université de Toulouse, 2016, p.207.
(7) Ancien casque fermé.
par Florence Poudru, historienne de la danse, docteur de l'université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Florence Poudru est l'auteur de plusieurs ouvrages. Elle est également conférencière, chercheuse associée à l'université Lyon 2 et professeur au Conservatoire national supérieur de Musique et de Danse de Lyon.